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...LE RESTE...
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11 mai 2006

Dream Deferred

What happens to a dream deferred?
Langston Hugues

Je marche à Paris. Je n'ai pas mon sac à dos, ce vieux bag que j'ai depuis la fac. Je n'ai pas mon sac, ni les livres qu'il abrite, ni la trousse que j'avais achetée à 8 ans, à Sao Paulo, la trousse avec le drapeau américain. Je suis gênée à chaque fois que je sors cette trousse pour toutes les idées qu'elle peut donner de moi à cause du drapeau américain, je suis gênée d'être gênée, je suis gênée quand il faut prendre un stylo dans l'avion pour remplir une fiche de renseignements et que je sors cette trousse, et que je sors tous mes stylos aussi parce que je ne sais pas choisir ou si peu, ou si mal parfois. Ces stylos sont devenus le seul bien que j'emporte partout. Ils m'ont été offerts par ma mère; chaque année depuis mon inscription à l'université; chaque année pour chaque diplôme et après encore, pour les anniversaires, jusqu'à en avoir marre un jour, jusqu'à ce que ma mère me dise qu'elle doit arrêter de m'offrir la même chose. Mais c'est trop tard, j'ai pris la manie des stylos, comme j'avais pris la manie des montres. C'est le Parker 51 et le chronographe de mon oncle. Ce n'est pas la valeur qui me plaît, c'est l'usure, la marque du temps sur l'objet, je dis à ma mère un jour que je n'aime pas les choses neuves et que c'est pour cette raison que j'aime notre maison, parce qu'elle est vieille, parce qu'il y a toutes ces rides sur les murs et derrière elles toutes ces traces, tout ce poids du passé qui ancre, qui n'emprisonne pas mais qui protège, de l'oubli, du vide. C'est à cause de cette maison que les départs sont moins douloureux parce qu'il y a un endroit vers lequel je reviens, ce n'est plus l'appartement de ma grand-mère, ce n'est plus la maison de ma tante, c'est la maison de ma mère, celle qu'elle a cherché si longtemps, c'est la maison de mon adolescence, c'est la maison où j'écris. Matthieu dit 'ton écriture est comme cette maison, elle digresse'. C'est une écriture de la recherche. Matthieu dit 'c'est presque une écriture archéologique'. C'est aussi une écriture imprégnée d'autres écritures, c'est une écriture qui est reliée à certains auteurs, à Pavese en particulier, à Leduc, au baroque des sud américains. C'est une écriture parlée, pour reconcilier la parole et l'écrit.

Je me trompe en remplissant la fiche que m'a tendue une hôtesse, je rature, il ne faut pas raturer; il y a dans la vie administrative, dans les papiers qu'elle enfante, le mythe de la tromperie impossible: l'administration ne peut pas se tromper et on ne peut pas tromper l'administration, et je la commets pourtant cette tromperie, c'est un acte manqué peut-être, je me trompe sur mon lieu de naissance, et je ne sais pas où me mettre, ni comment je vais pouvoir demander une nouvelle fiche parce que je n'aime pas demander, ou plutôt je n'aime pas déranger, j'ai dû mal avec cette idée depuis que je suis petite. C'est étrange la façon dont se forment certaines angoisses comme celle là, la peur de déranger. Je ne sais pas d'où ça vient, pourquoi c'est encore si tenace. Quand l'hôtesse revient je dis que la pointe du stylo a glissé et ça ne veut rien dire sauf que je ne veux pas avouer que j'ai horreur de déranger alors j'invente une histoire, je dis que le stylo a glissé, et l'hôtesse dit que ce n'est pas grave, mais j'insiste, je lui explique que c'est difficile d'écrire dans une cabine d'avion, et puis ces fiches sont compliquées, alambiquées; c'est réduire une vie à un questionnaire, et quel questionnaire! 'avez vous été jugé à Nuremberg?' ou autre chose, de ce type, mis en forme par les services du département de l'immigration. La question est imprimée en petits caractères mais c'est une immense question quand même, parce qu'elle n'est pas posée au hasard, parce qu'elle a un sens et le sens, je crois, c'est on ne veut pas de criminels chez nous, on vous laissera entrer mais on vous aura à l'oeil et au besoin on vous renverra. Et cette suspicion là, qui est impliquée, me gêne parce que je la comprend sans la comprendre, parce que je devine bien son côté concret, pratique, mais son principe me dépasse, et sa naïveté me fascine aussi, cette façon de demander la chose la plus sérieuse, la plus lourde, avec une sorte de politesse innocente. Je coche 'non'. A toutes les questions je coche 'non'. Je n'ai pas été jugée pour trafic de stupéfiants, non je ne transporte pas d'armes, non je ne voyage pas avec de la nourriture, non je n'ai pas plus de 10000 dollars sur moi, non à d'autres choses encore, au dessus de ma signature qui déborde. Quand je rend la fiche j'ai l'impression de rendre ma vie, qu'elle pourrait tenir sur ce rectangle vert clair, qu'elle y tient déjà, qu'elle s'ajoute à celles des autres passagers du vol, des vies réduites à un imprimé typographié, des vies sans vie, uniformes, indifférenciées, que l'hôtesse glisse gentillement dans une boîte, et je me demande où ira cette boîte, ce qu'on fera de ces fiches, au-dessus de quelle vie ma vie rectangulaire et verte repose, en dessous de quelle autre vie aussi...

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Commentaires
A
Ce questionnaire. Quand je pense que les "suspects" éventuels ne remplissement sûrement pas "oui je suis terroriste".<br /> <br /> Quand je pense que j'avais presqu'envie de cocher des oui, juste pour voir si on était vraiment libre d'être soi.<br /> <br /> Quand je pense que j'ai coché tout non, histoire de ne pas voir mon séjour amputé.<br /> <br /> ça devait être étrange sous Vichy, de devoir prouver qu'on n'était pas juif. Moins étrange qu'être juif. Mais.
L
La peur que les gens pensent de moi que... La peur de déranger... :) On crée un club ?
...LE RESTE...
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