Je monte l'escalier, il tourne. C'est un escalier qui tourne, un escalier étroit, hautes marches. C'est un escalier étroit. Si on croise quelqu'un on doit redescendre pour laisser passer, ou alors quelqu'un (lui ou elle) doit remonter, à reculons, et une fois qu'on arrive à l'étage où l'on voulait arriver, quelqu'un (lui ou elle) peut descendre. Je monte l'escalier étroit, hautes marches, l'escalier qui tourne, et je monte sans croiser personne, sans doute parce qu'il est tard et que c'est une bonne raison, je me dis, une bonne raison de ne croiser personne. D'ailleurs tant mieux, l'escalier est étroit, je suis au quatrième, je vais au sixième, je ne me vois pas croiser quelqu'un (lui ou elle) et dire "bonsoir" et, par simple politesse, redescendre quatres étages qu'il faudra remonter ensuite en espérant ne rencontrer personne encore. Je pense "ouf" parce que je suis déjà au cinquième, parce que je suis essouflée, les marches sont hautes quand même. Il ne reste qu'un étage. Je guette les bruits, surtout les bruits de porte, surtout les bruits de pas; qu'ils viennent des étages du dessous ne me dérange pas, je serais ennuyée s'ils venaient de plus haut, du sixième ou du septième étage. Mais il n'y a pas de bruit, ni de porte, ni de pas. Non, pas un seul bruit, juste celui de mon souffle lourd, juste celui de mes pas à moi.
Quand j'arrive au sixième toutes les portes sont fermées sauf une, et justement c'est celle devant laquelle je me trouve, celle contre laquelle j'étais censée frapper deux coups, puis attendre quelques secondes (on m'avait dit entre 10 et 15 secondes, j'avais compté 12) et frapper un nouveau coup, sec, et attendre encore cette fois sans rien faire jusqu'à ce N. m'ouvre. Mais la porte est déjà ouverte et ma main reste abrutie dans le vide, devant une porte qui devait être fermée, une main abrutie parce qu'elle ne sait pas ce qu'elle doit faire elle, elle qui s'apprêtait à frapper, mais qui en fin de compte ne peut pas, alors finit par aller dans la poche de mon manteau cette main abrutie et un peu triste, si les mains ont des sentiments, ce que je crois.
La porte est ouverte et je sais que je ne devrais pas, puisqu'on ne m'avait pas parlé de porte ouverte, mais j'entre. J'entre parce que la porte ouverte me donne envie de savoir pourquoi, parce que j'ai envie de m'assoir et que je ne veux pas m'assoir dans l'escalier, trop peur que quelqu'un passe et me reconnaisse. Alors j'entre, j'entre dans le silence d'une pièce plongée dans la pénombre, et la porte, comme par un effet de magie innatendu, la porte se referme derrière moi. Je sursaute. Je me retourne. La porte est fermée. Ma main voudrait frapper, frapper les deux coups, attendre 15 secondes (en compter 12), et frapper un coup sec et attendre qu'on ouvre. Mais c'est stupide. Le silence retombe. Il retombe vite. La porte s'est fermée avec un peu de bruit mais pas tant que cela. Le silence était déjà là, immense, alors une porte qui se ferme, même doucement, même assez lentement et comme par un effet de magie innatendu, oui, cela ne fait pas vraiment de bruit dans le silence immense, mais ça surprend et ça fait sursauter.
Il y a un lit défait. Il y a une fenêtre. Il y a un lavabo dans le coin et des bagages dans l'autre coin, et un parapluie dans un autre, et des vêtements sales dans le dernier coin de la pièce. Il y a deux oreillers, des livres sur la couverture, trois livres, et derrière la fenêtre les nuages qui passent, qui regardent peut-être curieusement, n'ayant rien d'autre à faire, qui regardent devant, à l'intérieur de cette fenêtre, regardent cette pièce silencieuse et un peu désordonnée, et regardent aussi peut-être cette silhouette (la mienne) cette silhouette qu'ils ignorent et qui est au milieu de la pièce, debout au milieu, et qui semble attendre.
J'attends, je ne sais pas quoi, mais j'attends. Toujours le silence. Toujours les nuages. Toujours. Et mes jambes fatiguées. Et ma main dans la poche du manteau. Et cet air stupide dans ma tête, le même toujours le même depuis le matin, cet air qui passe et repasse, qui m'occupe le cerveau, empêche le cerveau de penser, mais pourquoi, et à quoi bon puisqu'il n'y a rien à penser, ici dans le silence, ce silence, la porte fermée, la chambre en désordre, les nuages qui regardent, et cette attente sans but précis, une attente pour rien, je pense, pour rien. Il n'y a personne, j'essaye de me convaincre, il n'y a personne, la porte est toujours ouverte, il n'y a pas de coups à frapper, il n'y a pas de secondes à compter, rien, puisqu'il n'y a personne, personne à attendre.
Il faut sortir. Puisque rien à attendre. Puisque personne. Il faut sortir. Personne ne va ouvrir puisque personne n'a ouvert. Personne ne va dire bonjour et serrer dans ses bras. Personne. Je ne suis plus chez moi. Je n'étais pas chez moi. Jamais chez moi. A cause de la porte fermée, toujours fermée, et cet escalier étroit où il ne fallait pas s'assoir même quand les jambes tiraient, surtout quand les jambes tiraient. Pas chez moi. Alors pourquoi rester? Pourquoi attendre encore, faire comme si, alors que c'est fini, fini maintenant, la chambre est à quelqu'un d'autre, je ne reconnaîs rien, sauf la fenêtre que j'ai regardée tant et tant de fois, les nuages, les mêmes je le croyais, puisque je croyais que tout était toujours pareil à chaque fois, la porte, les bras qui serrent, le lit, la fenêtre, et les nuages, toujours pareil et toujours tout serait pareil, comme à chaque fois.
Mais cette fois non. Non. Plus rien. Alors quoi? S'assoir. Refaire les mêmes gestes? Refaire les mêmes pas? Retourner à la fenêtre, regarder à travers, regarder les nuages? Refaire les mêmes choses? S'allonger. Revoir les mêmes mouvements dans le flou, derrière le voile des larmes. Entendre encore l'autre souffle près du mien. Entendre un rire étouffé. Attendre encore. Attendre les bras qui serrent, serrent fort, creusent la peau, la mienne. Attendre les baisers. Attendre. Refaire les mêmes choses? Redire les mêmes mots? Les mots toujours pareils, toujours pareils, toujours pareils.
C'est terminé.